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samedi, avril 27, 2024

Analyse. Les tribunaux américains assaillis par une machine d’influence

N’importe quel observateur objectif du système politique américain doit se demander pourquoi, à l’heure où les États-Unis sont confrontés au plus lourd tribut de vies humaines emportées par le COVID-19 à l’échelle mondiale, ainsi qu’à une économie dévastée, le sénateur américain et chef de la majorité Mitch McConnell ne travaille sur rien d’autre que la confirmation des juges nommés par le président sortant Donald Trump à la magistrature fédérale – un comportement des plus étranges.

L’explication réside dans l’existence d’un lobby d’intérêts particuliers, qui œuvre pour l’essentiel à l’abri du regard de l’opinion publique, tel une créature politique qui s’accapare le pouvoir judiciaire américain depuis plusieurs générations, et qui entend bien s’en emparer autant que possible tant qu’il le peut encore.

McConnell n’est certes pas le seul à agir de manière aussi surprenante. À l’automne 2016, les Républicains avaient inventé le « principe » bien commode selon lequel le Sénat ne pouvait confirmer les juges nommés à la Cour suprême pendant une année électorale, et avaient fait obstacle à la désignation du très respecté Merrick Garland, choisi par le président Barack Obama. Le sénateur Lindsey Graham avait été très clair concernant ce précédent : « Si un siège devient à pourvoir dans la dernière année de mandat du président Trump, et une fois entamé le processus des primaires, nous attendrons l’élection suivante ».

« Vous pourrez m’opposer mes propres déclarations », avait ajouté Graham.

Avance rapide jusqu’au décès de la juge Ruth Bader Ginsburg en septembre – moins de six semaines avant l’élection – et les Républicains avaient déjà trahi ces déclarations. Moins d’une heure et demie après l’annonce de la disparition de Ginsburg, McConnell fait savoir que le Sénat entend œuvrer pour la désignation d’un juge nommé par Trump, via la procédure de confirmation et devant la Cour. Les Républicains ne tardent pas à se mettre en rang. Certains déclareront même leur soutien total au juge nommé avant que celui-ci ne soit connu.

Dès lors, les Républicains enfreindront les règles les unes après les autres, dans leur folle ruée vers le siège vacant. Ils ignoreront le souhait de Ginsburg de voir le président élu en novembre choisir son remplaçant. Ils violeront la procédure et les délais habituels pour la confirmation d’un juge à la Cour suprême, ramenant à seulement quelques semaines un temps de réflexion qui aurait dû se compter en mois. Ils négligeront une pandémie meurtrière, tout comme la présence de personnes positives au COVID-19 parmi leurs propres membres (résultat d’une célébration ultra-propagatrice de virus à la Maison-Blanche, organisée en l’honneur de la juge désignée). Et bien entendu, ils reviendront avec hypocrisie sur leur propre « principe Garland », en menant les audiences de confirmation de Barrett alors même que les premiers votes avaient lieu pour la présidentielle.

Les forces qui poussent à cette violation des règles ainsi qu’à cette hypocrisie flagrante peuvent être difficiles à identifier. Mais si vous décelez l’hypocrisie à la lumière du jour, cherchez le pouvoir dans la pénombre.

Il y a plusieurs dizaines d’années, un riche groupe d’intérêts d’affaires et d’idéologues de droite a mis en place un plan destiné à influencer méthodiquement les institutions judiciaires américaines. Les membres de ce groupe savaient que les politiques impopulaires auxquelles ils aspiraient – réduction de l’accès des électeurs aux urnes, versement de sommes colossales d’argent de sociétés dans les élections, et mise à mal des mesures pourtant vitales de préservation de l’environnement – se heurteraient à une opposition régulière dans les branches élues du gouvernement. Les tribunaux, en revanche, à condition d’être remplis de juges malléables et de pouvoir trancher les bonnes affaires, pourraient efficacement rapporter des avancées politiques sans qu’il faille rendre des comptes devant les urnes.

Sur instruction de Lewis Powell, qui n’allait pas tarder à devenir juge à la Cour suprême, ce groupe a commencé à bâtir une véritable machine d’influence, destinée à remplir et manipuler les tribunaux. Cette démarche a atteint son point culminant lorsque Leonard Leo, militant de la politique conservatrice, a mis en place un pipeline de juges candidats via la Federalist Society, l’organisation « internalisée » à la Maison-Blanche par Trump pour gérer ses choix de juges.

Le groupe à la tête du pipeline de la Federalist Society a également orchestré plusieurs campagnes de nature politique afin de faciliter la confirmation des juges nommés, y compris via des publicités agressives contre les sénateurs susceptibles de se dresser sur son chemin. Il a soutenu des organisations chargées de dénicher des plaignants de convenance, pour mettre en avant certaines affaires favorables à l’agenda des grands donateurs. Le groupe a également appuyé plusieurs flottilles de groupes prétendument indépendants et non lucratifs, déployés pour faire du lobbying auprès des tribunaux en tant qu’amici curiae (« amis de la Cour »), en présentant des notes juridiques afin d’indiquer aux juges comment trancher.

Ceci a conféré à une poignée de donateurs anonymes un contrôle effectif sur les désignations judiciaires républicaines, ainsi qu’une plateforme de lobbying permettant d’exposer à ces juges le programme des donateurs – le tout en maintenant leur rôle secret. C’est ainsi que les intérêts particuliers ont fomenté une opération clandestine contre leur propre pays.

L’argent secret constitue le moteur de ce plan tentaculaire. Des montants anonymes colossaux dissimulent un certain nombre d’intérêts particuliers derrière une machine de captation des tribunaux, et maintiennent dans l’ombre la coordination sous-jacente. D’après le Washington Post, le réseau de groupes de façade de Leonard Leo représente au moins 250 millions $.

Prenons le cas du Judicial Crisis Network, qui coordonne les efforts de relations publiques, et qui organise les campagnes publicitaires d’appui aux juges de droite nommés. Ce réseau a reçu des dons anonymes à hauteur de 17 millions $ dans la bataille pour le siège du juge à la Cour suprême Antonin Scalia ; 17 millions $ pour la nomination houleuse de Brett Kavanaugh également à la Cour suprême ; et 15 millions $ pour contribuer à la confirmation d’Amy Coney Barrett à la succession de Ginsburg. S’il s’agissait d’un seul et unique donateur, alors cette personne a fait don d’environ 50 millions $ pour influencer la composition de la Cour suprême américaine. Or, nous n’avons aucune idée de qui cette personne peut être, et encore moins des intérêts qu’il ou elle peut avoir à défendre devant la Cour.

Interviennent ensuite les flottilles de déposants de requêtes amicus curiae coordonnées. La machine d’influence de droite canalise les fonds au travers d’organisations de blanchiment d’identité, telles que DonorsTrust et Donors Capital Fund, en direction de groupes qui par la suite soumettent des notes en rafales pour appuyer les décisions souhaitées par les donateurs. Nous l’avons observé cette année dans l’affaire du Consumer Financial Protection Bureau : une association de défense des consommateurs a révélé qu’une poignée d’organisations de blanchiment d’identité avait injecté plus de 68 millions $ pour financer 11 notes amicus curiae, qui naturellement allaient toutes dans le sens de l’affaiblissement du CFPB, adversaire gênant pour les intérêts particuliers d’affaires.

Il résulte de ce plan tout un ensemble troublant de décisions favorables à divers intérêts particuliers. Sous la présidence du juge John Roberts, la Cour suprême a rendu 80 décisions partisanes, à 5 contre 4, en faveur des intérêts de donateurs républicains identifiables. Certaines des décisions les plus manifestement dommageables ont suscité la colère de l’opinion – dont la tristement célèbre décision Citizen United de 2010, qui a ouvert la voie à une quantité illimitée de dépenses d’argent secret dans les élections. Mais la plupart sont passées inaperçues, comme lorsque la Cour a silencieusement mis à mal l’accès des Américains aux jurys civils, ou affaibli l’indépendance des agences réglementaires.

En l’absence de riposte, la liste des victoires partisanes à la Cour suprême risque de s’allonger, peut-être même encore plus rapidement avec l’arrivée d’une majorité républicaine désignée de 6 contre 3 en son sein.

L’une des manières de contrer cette machine clandestine et corruptrice consiste à dévoiler ses manœuvres au grand jour. La mise en lumière de ses agissements et financements conduira à une plus grande vigilance de la part du public, ainsi qu’à une introspection depuis longtemps nécessaire au sein du pouvoir judiciaire américain. Le public pourra alors exiger le changement, et les tribunaux seront en capacité de se protéger contre les futures intrusions d’intérêts particuliers.

Bien entendu, ceux qui financent cette opération de captation des tribunaux ne ménageront pas leurs efforts pour la défendre. Mais plus la lumière sera faite sur leur créature, moins ils seront en mesure d’opérer dans l’ombre.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Sheldon Whitehouse est sénateur américain de Rhode Island.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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