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jeudi, avril 25, 2024

Enquête. Les maladies mentales et psychiatriques, le lourd héritage de la décennie noire en Algérie

Ces maladies constituent un tabou difficile à briser. Elles sont rarement évoquées ou abordées par des experts ou des spécialistes dans les colonnes des médias algériens. Et pourtant, ces maladies connaissent une alarmante expansion qui nous renvoie vers un souvenir amer et traumatisant : celui de l’héritage de la guerre civile des années 90, la fameuse décennie noire qui a endeuillé des millions d’Algériens et provoqué des traumatismes à l’échelle nationale. Explications. 

En octobre 2018, un document interne au sein du ministère de la Santé constatait que les problèmes de santé mentale représentent un sérieux défi pour le système de santé et les troubles mentaux constituent la principale cause d’incapacité. Et ce document avait établi une relation directe entre l’augmentation des cas de maladies psychiatriques et l’héritage de la décennie noire des années 90. « Le pays a connu durant les années 90, en plus d’une crise socioéconomique sévère, une période de violence liée au terrorisme ayant entrainé la perte de milliers de victimes, viols, mutilations et autres violences extrêmes », note ce document en reconnaissant que « ces événements traumatiques viennent en écho à la période de la Guerre de Libération où la population avait fait face aux massacres et autres atrocités dont les séquelles psychologiques sont encore visibles à nos jours ».

Des études et enquêtes de terrain ont démontré ce constat scientifique établi par ce document interne du ministère de la Santé. Une étude menée en 1999 à Alger et ses environs avait montré effectivement que 37,4% de la population souffrait de
PTSD (Etat de Stress Post Traumatique), 22,7% de troubles de l’humeur, 23,3% de troubles anxieux et 8,7% de troubles somatoformes, à savoir des troubles mentaux dont la caractéristique principale est la prééminence de symptômes physiques associés à une détresse et à un handicap significatif.

D’autre part, les maladies mentales figurent parmi le top 10 des maladies chroniques retrouvées chez les personnes composant l’échantillon de l’Enquête Nationale Santé menée par l’Institut National de Santé Publique en 2005. En prenant en compte le lieu de vie,
cette étude montrait que le nombre de personnes vivant en milieu urbain était le double des personnes vivant en milieu rural parmi les personnes présentant des maladies mentales. Par causes, la dépression unipolaire occupait la première place dans la distribution de la charge de morbidité liée aux troubles neuropsychiatriques en 2004 suivie de la schizophrénie, des troubles bipolaires puis de l’épilepsie dont un grand nombre de cas demeurent toujours pris en charge dans les services de santé mentale en Algérie. Toutes ces données démontrent qu’au début des années 2000, les maladies psychiatriques ou les troubles mentaux ont explosé à cause des séquelles de la décennie noire.

Des séquelles qui continuent de marquer les Algériennes et Algériens jusqu’à aujourd’hui encore. Preuve en est,  en 2017, l’Algérie avait enregistré plus de plus de 900.000 consultations psychiatriques. En octobre 2018, le sous-directeur de la promotion de la santé mentale au ministère de la Sant avait reconnu les déficiences criantes en matière de la prise en charge des troubles mentaux en Algérie. Il n’y a que 20 hôpitaux spécialisés en maladies mentales avec une capacité d’accueil de plus de 6000 lits. Dans notre pays, il n’y a que 900 spécialistes en santé mentale, ce qui est largement insuffisant pour répondre aux besoins des Algériens !

Le ministère de la Santé avait avoué faire face à « quelques difficultés en matière d’accueil des malades au niveau des grandes wilayas, notamment Alger, et ce en raison du nombre considérable enregistré ». A l’intérieur du pays, on déplore l’absence de couverture spécialisée en psychiatrie au niveau de certains wilayas, et l’éloignement de structures spécialisées dans d’autres.

Deux ans, plus tard, en octobre 2020, la question de la santé mentale est revenue au devant de la scène. L’offre de soins en santé mentale a connu, ces dernières années, « une nette amélioration », avait affirmé à cette époque à Alger le ministre délégué chargé de la réforme hospitalière, Smail Mesbah, reconnaissant, toutefois, que « des défis restent à relever ». « En dépit de toutes les dispositions prises pour la promotion de la santé mentale en Algérie, certains défis restent à relever », avait-t-il souligné dans une allocution prononcée  à l’occasion de la célébration de la journée mondiale de la santé mentale célébrée chaque 10 octobre.

Le Pr Smail Mesbah avait affirmé, à ce titre, que les politiques adoptées en Algérie en matière de santé mentale ont permis d' »enregistrer des avancées considérables dans le développement des structures et du renforcement de leurs capacités d’accueil, en matière de formation de la ressource humaine qualifiée, de la disponibilité des médicaments et de l’élaboration du cadre juridique et organisationnel visant à préserver les droits des malades ». Evoquant les grandes lignes de l’offre de soins en santé mentale, le ministre délégué avait estimé que la loi sanitaire numéro 18-11 du 02 juillet 2018 et la mise en oeuvre du plan national de la promotion de la santé mentale constituent des « acquis importants » pour le développement de la santé mentale en Algérie.

Certes, des plans et des nouvelles lois ont été adoptés, mais sur le terrain, la situation demeure toujours préoccupante et rien ne semble arrêter l’expansion des maladies mentales en Algérie. Un seul exemple en dit long sur cette réalité sanitaire préoccupante. le nombre de consultations au service psychiatrie du CHU Nedir-Mohamed de Tizi Ouzou a connu une inquiétante expansion. Il est passé de 13 000 consultations en 2020 à 14 000 en 2021. C’est ce qu’a indiqué récemment le président 20e congrès national annuel de psychiatrie et chef de service psychiatrie au CHU, le Pr Ziri Abbès.

Ce spécialiste a révélé également qu’en matière d’addiction, le centre spécialisé en addictologie du CHU, a comptabilisé, depuis son ouverture en 2017, 1 596 malades venant de 24 wilayas du pays. “Au niveau du service de psychiatrie du CHU, dont je suis le chef de service, nous avons réalisé, et malgré la Covid-19 et les contraintes, 14 000 consultations en 2021 contre 13 000 en 2020”, a, en effet, expliqué dans une déclaration publique le Pr Ziri, précisant que ce chiffre concerne uniquement le service de psychiatrie du CHU.

“En plus de notre service, il y a aussi des consultations au niveau de l’EHS spécialisé Fernane-Hanafi, des établissements de santé (EPSP) de la wilaya et des cabinets de psychiatrie libérale. C’est pour vous dire que le nombre de consultations est important”, a-t-il affirmé. “Ces 14 000 consultés en 2021 ne sont qu’un échantillonnage parmi le 1,3 million de la population de la wilaya de Tizi Ouzou”, a-t-il insisté, tout en précisant qu’au niveau du CHU, plusieurs enquêtes sont lancées à ce sujet notamment, sur la consommation d’un produit qui fait des ravages, surtout chez les jeunes en Algérie, à savoir Lyrica. “C’est un médicament légal, commercialisé en Algérie mais qui est malheureusement détourné de son usage habituel et que les toxicomanes appellent Saroukh, Missile”. “Nous avons aussi fait des enquêtes sur la consommation de cocaïne et d’héroïne qui seront publiées incessamment”, a expliqué le Pr Ziri.

Cette observation détaillée établie depuis la wilaya de Tizi-Ouzou devrait inciter les autorités algériennes à plancher sur la réalité des troubles mentaux dans les autres wilayas du pays. De nouvelles études de terrain sont plus que jamais nécessaires pour cerner les proportions de ces maladies afin de mieux les endiguer. Il y va de la stabilité de la société algérienne.

 

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