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vendredi, avril 19, 2024

Analyse. Vive la bio-révolution !

Au mois de novembre, le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont lancé l’alarme : la crise du Covid-19 fait peser sur la sécurité alimentaire une menace « sans précédent ». Les dommages collatéraux engendrés par la pandémie pourraient s’avérer pires encore que la maladie elle-même.

La plupart des grandes institutions internationales concernées par la sécurité alimentaire appellent désormais à l’action pour éviter que ne se déclarent de nouvelles épidémies de maladies infectieuses et pour rendre les systèmes alimentaires plus résistants aux chocs. L’innovation biologique doit inspirer notre réflexion au moment où nous nous efforçons de relever le double défi qui consiste à nourrir une population croissante et à gérer de façon durable les ressources naturelles.

Avant même la pandémie, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avertissait que plus de 820 millions de personnes n’avaient pas assez à manger. Avec une population mondiale censée augmenter d’environ deux milliards d’habitants d’ici 2050, il sera indispensable d’améliorer l’accès à une alimentation abordable et saine pour réduire la malnutrition et les coûts associés de soins de santé.

L’innovation dans les techniques agricoles et la production alimentaire est aussi vieille que l’agriculture, mais elle est plus que jamais nécessaire. Il résulte de récentes recherches, menées par le McKinsey Global Institute, que l’innovation biologique pourrait produire, dans l’agriculture, l’aquaculture et la production alimentaire, des gains économiques supérieurs à 1 200 milliards de dollars au cours des vingt, voire des dix, prochaines années. Pour placer les choses dans leur contexte, les industries agroalimentaires et alimentaires sont aujourd’hui valorisées à 5 000 milliards de dollars environ.

D’où cette croissance viendrait-elle ? Les innovations les plus prometteuses portent notamment sur les protéines de substitution, la sélection assistée par marqueur génétique pour les élevages, le génie génétique, qui permet de créer des végétaux et des animaux transgéniques, ainsi que sur le recensement et la modification du microbiome. L’intérêt des consommateurs pour des sources de protéines de substitution va croissant dans le monde, en raison des inquiétudes sanitaires et environnementales, et de l’attention portée au bien-être animal.

Des viandes de substitution à base de végétaux sont d’ores et déjà largement vendues, quoique l’économie de leur production nécessite d’être améliorée. Le lait végétal représente par exemple 15 % des ventes de détail de lait aux États-Unis et 8 % en Grande-Bretagne. Une entreprise comme Clara Foods utilise l’ingénierie des levures et les nouvelles technologies de fermentation afin de produire des protéines de blanc d’œuf sans recourir à des ressources animales.

Il en va de même pour la culture des viandes et des produits de la mer – qui permet d’obtenir en laboratoire, à partir d’une souche cellulaire, un tissu musculaire imitant le profil protéine de la viande animale – dont l’arrivée est proche. Au début de ce mois, Singapour est devenu le premier État approuvant la vente de viande cultivée en laboratoire (en l’occurrence du poulet de culture, créé par la société Eat Just, dont le siège est à San Francisco). Au cours des dix prochaines années, viandes, poissons et crustacés de culture pourraient avoir un coût compétitif au regard des protéines animales conventionnelles.

La sélection des plantes cultivées et des animaux d’élevage n’est pas une nouveauté, mais la sélection assistée par marqueur génétique permet d’accélérer significativement le processus et d’en abaisser les coûts, car elle permet de conserver les caractères désirables quand bien même les gènes exacts qui les portent n’auraient pas été identifiés ou compris. La chute des coûts du séquençage de l’ADN signifie que des milliers de marqueurs potentiels peuvent être détectés simultanément. Alors que l’obtention d’une nouvelle variété de plante cultivée pouvait auparavant demander vingt-cinq ans, il ne nécessite plus aujourd’hui que sept ans. Et comme la sélection assistée par marqueur génétique n’est pas aussi répandue dans les pays en développement que dans les économies avancées, les opportunités de croissance sont importantes.

Depuis l’obtention du premier végétal génétiquement modifié (un plant de tabac), au début des années 1980, le génie génétique a gagné sa reconnaissance. Mais la technologie s’améliore encore rapidement. De nouveaux outils, comme les courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement interespacées (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats – CRISPR), affinent la modification des gènes, permettant d’adapter les plantes cultivées plus efficacement aux conditions locales, notamment à la température et au type de sol. Des fruits et légumes modifiés grâce à l’utilisation des séquences CRISPR pourraient atterrir dans les rayons des magasins d’alimentation aux États-Unis au cours des dix prochaines années, à commencer par des fraises au goût plus sucré et pouvant être conservées plus longtemps.

Les outils portables de séquençage de l’ADN ouvrent un autre domaine prometteur pour l’innovation : ils pourraient être utilisés par les agriculteurs pour diagnostiquer les maladies des plantes, et probablement améliorer leur qualité et leur rendement en éliminant ou en réduisant l’usage de pesticides. Le recours à la modification génétique pour améliorer la santé et la productivité des animaux comestibles comme le bétail laitier ou élevé pour sa viande, les porcs ou les volailles en est encore à ses balbutiements, mais ce domaine suscite un intérêt croissant depuis l’épidémie de peste porcine africaine de 2019.

De même, le recensement du microbiome – qui comprend les bactéries, les champignons et les virus – aide les chercheurs à trouver des moyens d’accroître la résistance des plantes cultivées, des animaux d’élevage et des sols à la sécheresse et à la maladie. Là aussi, les progrès de l’informatique et du séquençage accélèrent le rythme des découvertes, au point qu’une société de biotechnologie, Novozymes, propose déjà des microbes génétiquement modifiés en remplacement des intrants chimiques destinés à l’amélioration des rendements et de la qualité.

Nombre de ces innovations biologiques peuvent nous aider à vaincre non seulement la faim mais aussi l’épuisement des ressources et, plus largement, les risques climatiques. Selon les chiffres de la FAO, l’élevage du bétail et des animaux de basse-cour pour la viande, les œufs et le lait est responsable de 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre ; et un tiers de toutes les terres cultivables est utilisé afin de produire de la nourriture pour les animaux d’élevage. L’agriculture est aussi la principale cause de la déforestation, puisqu’elle occupe 43 % des terres non gelées et non désertiques de la planète. Le burger « Impossible », à base de végétaux, représente par rapport à un burger traditionnel à la viande 89 % d’émissions en moins.

Le changement climatique renforce la nécessité des innovations biologiques, comme les plantes cultivées modifiées pour résister à des conditions météorologiques difficiles, ou pour pousser dans des environnements nouveaux, y compris les zones où la température est extrême, la salinité des sols élevée et les sécheresses fréquentes.

De nombreuses innovations contribuent déjà à la sécurité alimentaire, et le potentiel du séquençage bon marché de l’ADN ou des technologies utilisant les séquences CRISPR continuera avec le temps à se révéler pleinement. Il faudra attendre un peu pour que la viande élevée en laboratoire conquière sa place, mais lorsqu’elle l’aura fait, les conséquences s’en feront partout sentir.

La réglementation et les perceptions de l’opinion jouent depuis longtemps leur rôle – à la fois positif et négatif – dans l’innovation biologique. La première vague de produits génétiquement modifiés disponibles dans le commerce est loin d’avoir atteint tous les pays, et 19 États membres de l’Union européenne maintiennent une interdiction partielle ou totale de leur vente. En Afrique, les produits alimentaires génétiquement modifiés ne sont légalisés que dans une petite poignée de pays.

La sécurité est évidemment la priorité. Mais si l’on parvient à répondre aux inquiétudes des régulateurs et des consommateurs, la bio-révolution pourrait être d’une aide durable pour relever les défis mondiaux que sont la sécurité alimentaire et le changement climatique.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Michael Chui est chercheur associé au McKinsey Global Institute, spécialiste des données de masse. Matthias Evers, chercheur associé principal au bureau de Hambourg du McKinsey Institute, codirige, au niveau mondial, le travail de recherche et développement de la firme sur l’usage des produits pharmaceutiques et médicaux.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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