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samedi, avril 20, 2024

Analyse. Trump, un bâton dans les roues des espions et des analystes américains

À un mois à peine de l’élection présidentielle américaine, l’ancien vice-président Joe Biden et ses conseillers élaborent sa politique de sécurité nationale et établissent des listes de candidats présélectionnés pour occuper les postes les plus élevés de son cabinet au cas où il l’emporterait. Généralement, les candidats à la présidence se préoccupent essentiellement des nominations à la tête des Affaires étrangères, de la Défense et du Trésor ; mais cette fois-ci c’est différent. Avant tout, Biden devra sans doute choisir un chef espion de haut niveau, car la communauté du renseignement se trouve sur le fil du rasoir.

Les USA sont confrontés à un large éventail de défis de politique étrangère, or au cours des quatre dernières années, Trump a sapé le statut des agences responsables de la sécurité nationale, il s’est attaqué à leurs normes de fonctionnement et tenté de les affaiblir. Un nouveau directeur du renseignement devra réparer les dégâts et éradiquer la corruption rampante que le personnel nommé par Trump a provoquée dans les agences. Ce ne sera pas une mince affaire.

L’ampleur des dégâts causés par Trump est évidente. Par ses attaques incessantes contre les agences de renseignement, il a mis des bâtons dans les roues des espions et des analystes américains, rendant leurs missions plus difficiles. Depuis son entrée en fonction, il n’a cessé de dénigrer la communauté du renseignement et son travail, s’en prenant notamment aux rapports du FBI sur l’interférence russe en sa faveur lors de l’élection de 2016. Et alors que l’ingérence du Kremlin dans les élections se poursuit, les responsables des briefings quotidiens de Trump en matière de renseignement n’abordent plus le sujet, de peur de provoquer sa colère. Et selon de récents articles, pour éviter de le contrarier, la directrice de la CIA Gina Haspel évite de faire remonter jusqu’à la Maison Blanche les renseignements sur l’ingérence de la Russie dans les élections de 2020. On peut en déduire que la soumission des dirigeants des services de renseignement devant Trump dégrade la sécurité nationale des USA et le fonctionnement des agences fédérales. Pour les mêmes raisons, les personnes qui informent le président font sans doute aussi l’impasse sur d’autres menaces, par exemple celles qui émanent de la Corée du Nord, le sommet raté de Trump avec Kim Jong-un ayant laissé en place une bombe à retardement nucléaire.

Un président qui refuse de prendre en compte des informations cruciales a de quoi susciter l’inquiétude. Mais les effets de la guérilla de Trump contre le monde du renseignement ne s’arrêtent pas à la porte de la Maison Blanche. Il empêche aussi d’autres responsables d’avoir accès à des informations et à des analyses d’experts dont ils ont besoin avant de prendre des décisions lourdes de conséquences. Ainsi, les dirigeants des services de renseignement ont reporté à une date indéterminée leur audition annuelle devant le Congrès sur les menaces mondiales. Pour les législateurs qui supervisent ces questions, cette audition offre un point de vue précieux non seulement sur le budget annuel de 70 milliards de dollars destiné au renseignement, mais aussi sur les principaux dangers auxquels sont confrontés les USA.

Les motivations de Trump sont évidentes. En refusant au Congrès et à d’autres l’accès aux informations des services de renseignements, il évite que ses nombreux échecs politiques et ses méfaits soient dévoilés publiquement. Il a clairement exprimé ses souhaits après la publication du compte-rendu 2019 sur l’évaluation des menaces mondiales. Il s’en est alors pris publiquement à la communauté du renseignement pour ses évaluations sur l’Iran, l’Etat islamique et la Corée du Nord qui contredisaient ses propres propos. Il a même écrit un tweet proclamant que les agences de renseignement devraient « retourner à l’école ».

Dorénavant Trump peut compter sur John Ratcliffe, son directeur national du renseignement nouvellement confirmé, pour qu’il fasse son travail sans poser de questions. Ratcliffe, un ancien membre du Congrès sans qualifications pour le poste qu’il occupe actuellement, a récemment publié un décret selon lequel le Congrès ne recevra que des rapports écrits des services de renseignement sur la sécurité des élections, sans compte-rendu oral – ceci au moment où la Russie intensifie son ingérence électorale en faveur de Trump. Ce diktat, qui aurait évité aux experts des services de renseignement d’avoir à répondre aux questions des législateurs, a suscité des critiques, même de la part des républicains.

Les législateurs ne sont pas les seules personnes que Trump et Ratcliffe veulent garder dans l’ignorance. D’après un lanceur d’alerte du ministère de l’Intérieur, la Maison Blanche interdit aux analystes de ce ministère de partager les renseignements sur les ingérences russes avec d’autres agences.

Il est évident que le gouvernement veut faire disparaître de telles informations. Trump et ses acolytes colportent de fausses informations en prévision de l’élection présidentielle, par exemple en faisant croire que Biden fait preuve de complaisance à l’égard de la Chine. Ainsi, dans un tweet du 26 août, Trump déclarait que les médias d’Etat et les dirigeants chinois veulent que Biden gagne l’élection présidentielle. Cela faisait suite à une affirmation tout aussi fallacieuse du fils de Trump, Donald Jr, lors de la Convention du Parti républicain. Selon lui, « Les services de renseignements ont récemment estimé que le Parti communiste chinois est favorable à Biden ».

Interrogé à ce sujet le 30 août, Ratcliffe a hésité, affirmant qu’il ne pouvait révéler aucun détail, alors que son chef du contre-espionnage, William Evanina, avait fait précisément cela quelques semaines auparavant. Comme Evanina l’a clairement indiqué, il ne faut pas confondre la propagande ouverte de la Chine et la guérilla politique secrète menée par le Kremlin en faveur de Trump.

A examiner les manipulations éhontées auxquelles se livre Ratcliffe, on pourrait croire qu’à ses yeux une partie importante de son travail consiste à politiser le renseignement dans l’intérêt de Trump. Le mois dernier, il a affirmé que la Chine représente une plus grande menace que tout autre pays, ajoutant, « cela inclut les menaces d’influence et d’interférence dans l’élection. » Curieusement, il semble avoir oublié les récentes déclarations de son propre chef du contre-espionnage suggérant le contraire. Il a également négligé de mentionner les conclusions de sa propre responsable du renseignement chargée de superviser la sécurité des élections, Shelby Pierson, qui avait pointé du doigt la Russie et non la Chine dans son témoignage devant le Congrès.

Quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle, la guerre de Trump contre la communauté du renseignement a fait des ravages. Ainsi que le dit un ancien responsable du renseignement au journaliste Chris Whipple dans un très bon livre intitulé The Spy Masters: How the CIA Directors Shape History and the Future, [Comment les directeurs de la CIA façonnent l’Histoire et l’avenir], « Il y a eu une évolution parmi tous les dirigeants de la communauté du renseignement … ils sont passés d’une éthique d’objectivité et d’intégrité à la perte d’objectivité et d’intégrité sous l’action de Trump « .

Néanmoins, comme le rappelle Leon Panetta, un ancien directeur de la CIA, la responsabilité ultime de la communauté du renseignement est de dire la vérité au Pouvoir. À cette fin, si Biden gagne en novembre, la purge des marionnettes politiques mises en place par Trump dans le bureau du directeur du renseignement national sera une première étape nécessaire. Mais ce ne sera pas suffisant. Si Biden est élu, un grand coup de balai ne permettra pas à lui tout seul à restaurer l’intégrité de la communauté du renseignement. Whipple explique pourquoi dans The Spy Masters. Biden devrait en faire son livre de chevet.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Kent Harrington est un ancien analyste de la CIA. Il a été agent du renseignement pour l’Asie de l’Est, chef de poste en Asie et directeur des relations publiques de la CIA.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
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