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vendredi, avril 26, 2024

Analyse. Ni Gauche, ni Droite : Donnons une chance au centrisme

En Europe, les milieux intellectuels de gauche sont portés à la méfiance envers le « centrisme » politique. Sa malencontreuse prédilection pour le juste milieu, l’empêche, à en croire ses détracteurs, de formuler des solutions nouvelles, et conduit ainsi à la montée des partis extrémistes, à gauche comme à droite.

Sous cet angle, les corollaires du centrisme sont le populisme, la polarisation
politique et, en fin de compte, une défiance croissante envers les principes démocratiques.
Cette analyse n’est pas sans intérêt. La démocratie a besoin qu’on discute franchement et
contradictoirement des meilleurs moyens d’avancer. Fermer la porte aux solutions politiques nouvelles en appuyant aveuglément le statu quo constitue l’une des meilleures recettes pour en arriver à la catastrophe.

« Le débat n’est jamais fini – écrivait feu Zygmunt Bauman, sociologue né en Pologne. Il ne peut l’être, à moins que la démocratie cesse d’être démocratique. » Mais cela ne signifie pas que les partis politiques de centre gauche devraient tourner le dos au pragmatisme et à la modération. En réalité, les éléments de preuves venant de quelques points chauds électoraux actuels suggèrent probablement l’inverse. Malgré la polarisation politique croissante qui caractérise de nombreux pays, beaucoup d’électeurs semblent bien plus à l’aise avec les positions centristes qu’on ne l’admet généralement.

Les partis de gauche, qui s’enchantent d’aiguiser leur profil idéologique font donc face à un dilemme. Si les militants exigent volontiers une plus grande clarté conceptuelle, les électeurs préfèrent le pragmatisme à la pureté idéologique. La direction la plus prometteuse que peuvent fixer à leur action les dirigeants progressistes est donc, probablement, de combiner une vision idéologique à long terme avec la réalité
d’un changement progressif.

Il n’est qu’à voir Joe Biden, le candidat du parti démocrate pour l’élection à la présidence des États-Unis. Si le programme de Biden est nettement plus à gauche que celui des derniers candidats démocrates, il apparaît aussi indubitablement plus centriste que celui de deux de ses principaux adversaires lors des primaires, le sénateur Bernie Sanders et la sénatrice Elizabeth Warren.

Ce programme mérite non seulement l’attention pour les mesures qu’il soutient, mais aussi pour celles qu’il ne soutient pas. Sur l’immigration, l’ancien vice-président défend une position de générosité humanitaire, mais ne s’est pas prononcé en faveur de la dépénalisation du passage illégal de la frontière.

Sur le changement climatique, s’il appelle à la neutralité carbone du logement et soutient l’objectif d’une production d’énergie décarbonée aux États-Unis d’ici 2025, il se garde de reprendre à son compte l’ensemble des préconisations du Green New Deal, défendu par l’aile gauche de son parti.

De même, Biden s’est distancié des appels à l’interdiction de la fragmentation hydraulique, au gel du financement des polices municipales et à la mise en place de soins de santé universels à payeur unique.

La candidate démocrate à la vice-présidence, Kamala Harris, sénatrice de la Californie, partage le centrisme de Joe Biden, et elle a dû affronter les critiques de son propre parti pour un bilan jugé insuffisamment à gauche. Mais l’avance confortable de Biden sur le président des États-Unis Donald Trump dans les sondages d’opinion semble suggérer que les démocrates ont peut-être trouvé la formule gagnante.

Le même scénario se déroule en Nouvelle-Zélande, où la Première ministre Jacinda Ardern a largement remporté les élections générales du 17 octobre. Dans les milieux de gauche, Ardern est acclamée comme une icône mondiale. Elle n’est que la deuxième femme d’une démocratie moderne ayant accouché alors qu’elle occupait une telle fonction, elle est connue pour sa communication ouverte et honnête et était une candidate crédible au prix Nobel de la paix décerné cette année.

Son image globale doit cependant être nuancée par sa souplesse centriste, à laquelle elle doit, plus qu’à ses ambitions réformatrices, ses succès de politique intérieure. À la tête d’une coalition de trois partis durant son premier mandat, Ardern n’était pas en position de mettre en œuvre les mesures les plus importantes qu’elle proposait – concernant notamment la crise du logement. Mais elle a bénéficié de sa gestion efficace de la pandémie de Covid-19 et de sa compassion comme de sa détermination face au
massacre de Christchurch, en mars 2019, où furent assassinés 51 fidèles musulmans.
Lors de sa récente campagne électorale, le parti travailliste de Mme Arden a surtout mis l’accent sur des propositions de réforme modérées, susceptibles de séduire l’électorat centriste. On peut compter parmi ces dernières une augmentation limitée du salaire minimum et des impôts légèrement plus élevés pour les plus riches, au titre d’une relance économique responsable, mais aussi des mesures de maintien de l’ordre, comme l’augmentation, et non la réduction, du nombre d’agents de police en fonction dans les
collectivités locales.

Le parti travailliste du Royaume-Uni, quant à lui, tente actuellement de se réinventer comme force politique plus centriste après sa défaite désastreuse aux élections générales de décembre 2019, ayant contraint à la démission de Jeremy Corbyn, l’ancien chef du Labour, appartenant à la gauche du parti. Le successeur de Corbyn, Keir Starmer, a saisi l’opportunité du congrès annuel (virtuel) de son parti, en septembre, pour annoncer une rupture profonde avec l’héritage de son prédécesseur.

La « nouvelle direction » prise par Starmer fait place à la défense des valeurs familiales par le Labour, avec une attention particulière portée à la sécurité et à la modération en matière économique. Lors de son discours au congrès du Labour, Starmer a déclaré, s’adressant notamment à l’électorat ouvrier mécontent : « Nous aimons tout comme vous ce pays. » Son repositionnement fait donc place à la notion d’un patriotisme de gauche – inenvisageable pour l’internationaliste convaincu qu’est Corbyn –, en rupture nette avec le discours antérieur du parti.

L’objectif affiché de Starmer est de reconquérir la confiance des électeurs du milieu ouvrier qui ont délaissé le parti lorsque Corbyn en avait la direction. Jusqu’à présent, cette initiative semble lui réussir.

Quoique des élections générales ne soient pas prévues au Royaume-Uni avant 2024, de récents sondages d’opinion placent le Labour au coude à coude avec le parti conservateur actuellement au pouvoir.

L’enthousiasme que semblent susciter aujourd’hui les dirigeants de gauche qui s’adressent en toute conscience au centre politique est riche d’enseignements pour leurs homologues ailleurs en difficulté. Certes, la gauche ne doit jamais se satisfaire du statu quo. Il demeure essentiel qu’elle propose des solutions politiques nouvelles et qu’elle indique la voie vers un avenir meilleur – plus encore en période de pandémie. Mais compte tenu de l’épuisement des électeurs après des années de polarisation politique, les partis de gauche qui veulent vraiment conquérir le pouvoir et le garder seraient fort avisés de reconsidérer leur opposition au centrisme.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Michael Bröning est directeur de la Fondation Friedrich-Ebert à New York et membre de la
commission des valeurs fondamentales du parti social-démocrate allemand.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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